CONTRIBUTIONS DES DOCTORANTS

signes du désir : « Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : c’est l’écriture », écrit Barthes, toujours dans Le Plaisir du texte[1]. C’est ainsi que le lecteur du texte de fiction s’extrait de la passivité qui lui est communément attribuée et participe à l’entreprise créatrice[2] :

Sur la scène du texte, pas de rampe : il n’y a pas derrière le texte quelqu’un d’actif (l’écrivain) et devant lui quelqu’un de passif (le lecteur) ; il n’y a pas un sujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales : il est l’œil indifférencié dont parle un auteur excessif (Angelus Silesius) : « L’œil par où je vois Dieu est le même œil par où il me voit[3] ».

Au contraire, le lecteur de texte critique est un voyeur passif, qui n’est pas appelé par le texte – dont la présence n’est pas énoncée textuellement, pour le dire autrement – et qui jouit d’un spectacle qui ne lui est pas destiné et duquel il est exclu. Le lecteur-voyeur exerce alors son pouvoir de sujet sur un objet, car son regard s’assume comme unilatéral : il s’exerce sans volonté partagée, sans espoir d’établir un contact ultérieur et sans être vu, c’est-à-dire sans se soumettre à son tour au regard de l’autre. Le lecteur-voyeur s’avère ainsi être le négatif même de l’œil indifférencié dont parle Barthes et se constitue alors en, ce que l’on pourrait nommer, jouisseur du judas : il trouve son plaisir dans la béance qui lui permet de voir sans être vu.

Revenons alors au fragment initial de Barthes, qui se poursuit ainsi : « […] J’entre alors dans la perversion ; le commentaire devient à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée. Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sans fonction), double et triple perversité du critique et de son lecteur, à l’infini[4] ». Une lecture voyeuriste serait ainsi la condition d’une conversion du commentaire en fiction, et donc, si l’on déploie l’idée, du critique en écrivain : c’est en effet sous l’œil d’un tiers, d’un voleur de plaisir, d’un clandestin de la jouissance, que l’écrivain-critique s’extrait de sa propre « illégalité ». En bref, on pourrait dire que le lecteur-voyeur révèle l’écrivain, non pas à la manière d’un secret, ni même à celle d’un scandale, mais à la façon d’une image latente se manifestant doucement à la surface une plaque photographique : le voyeur fait apparaitre, libère, par son regard, une fiction dissimulée sous le texte critique. Mais il importe dès à présent de nuancer, de corriger même, ce propos, car le propre du voyeur est précisément de ne pas tout voir : sa jouissance surgit de la fragmentation de sa vision, de la brèche qui morcèle les corps, de la faille entre deux pans de


[1] Ibid., p. 221.

[2] Dans S/Z, déjà, Barthes prônait ce qu’il nomme une « inversion de nos préjugés », qui accorde au lecteur une « voix active » (Barthes, Roland, S/Z, op.cit., p. 245).

[3] Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 227.

[4] Ibid., p. 228.

 

Roland Barthes