le vide de la jouissance[1] ». D’ailleurs, Barthes n’écrivait-il déjà pas dans S/Z que « du texte scriptible, il n’y a peut-être rien à dire[2] », au contraire du texte lisible, qui, lui, comme le texte de plaisir, est « dicible » ? De la même façon, du texte de jouissance, il y a seulement à dire comme lui, en lui. Se produit donc ici une sorte de radicalisation de ce que Barthes disait déjà à propos de l’activité critique dans le milieu des années soixante. De l’œuvre, affirmait-il, il ne s’agit pas de découvrir une vérité critique, mais de la couvrir le plus possible de son propre langage – la critique n’est pas une activité de dévoilement mais de recouvrement : le critique doit élaborer « un langage dont la cohérence, la logique, et pour tout dire la systématique, puissent recueillir, ou mieux encore intégrer (au sens mathématique du terme) la plus grande quantité du langage (de l’autre)[3] ». Entre le « Barthes n° 1 » des Essais critiques et le « Barthes n° 2 » du Plaisir du texte, il semble ainsi qu’il ne faut pas toujours réfléchir en terme de rupture, de fracture, mais plutôt en terme de déplacement, ou de glissement, pour reprendre le terme de Robbe-Grillet dans « Pourquoi j’aime Barthes ». Reprenons alors : le texte de jouissance, dit « hors-critique », appelle donc, en fait, une critique dite intransitive : qui écrit, tout court, et, on pourrait compléter, qui renvoie « l’œuvre au désir d’écriture dont elle est sortie[4] ». À nouveau, tirons les fils de cet énoncé et renouons-les avec d’anciens, plus précisément ici avec la distinction écrivain/écrivant posée en 1960, dans un texte repris quatre ans plus tard dans les Essais critiques : l’écrivance, pratique transitive du langage, porterait alors sur les textes de plaisir, c’est-à-dire les textes qui, eux aussi, ont quelque chose à dire, tandis que l’écriture, pratique intransitive du langage, ne viendrait que renouveler à l’infini le vide des textes de jouissance qu’elle entend atteindre[5]. En esquissant de la sorte une équivalence possible entre les paradigmes plaisir/jouissance et écrivant/écrivain, il est alors possible de ne plus lire dans cette dernière distinction une déclinaison de l’opposition critique/écrivain : ainsi, le paradigme écrivant/écrivain désignerait ainsi pleinement une évaluation entre la littérature feinte et la littérature véritable, pour le dire de façon caricaturale[6]. La différence fondamentale subsistant
[1] Ibid., p. 231.
[2] Barthes, Roland, S/Z, op.cit., p. 221.
[3] Barthes, Roland, Essais critiques, Œuvres complètes. Tome II, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 439.
[4] Barthes, Roland, Critique et vérité, op.cit., p. 801.
[5] Il faut rappeler ici qu’en 1959, déjà, Barthes déclarait que la critique, « ce chant second », comme il l’appelle, « ne peut convaincre que s’il se développe dans le même sérieux, selon le même mode que l’œuvre qu’il veut commenter » (Barthes, Roland, « Tables rondes », Œuvres complètes. Tome I, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 962). Dans cet article, Barthes s’en prenait surtout aux pratiques médiatiques des écrivains – à leurs bavardages sur la littérature – mais l’idée d’une adéquation de forme entre l’œuvre et la critique était probablement déjà en germe.
[6] Vincent Jouve, dans La littérature selon Roland Barthes, refuse également de lire le paradigme écrivain/écrivant comme une variation de l’opposition écrivain/critique mais il en appelle alors uniquement, pour justifier cette dernière, à une divergence des objets – l’écrivain parle du monde, le critique d’un discours – sans aborder la question du destinataire de l’écriture – qui, il nous semble, vient apporter un éclairage neuf à une problématique déjà ancienne.