alors entre l’écrivain et le critique résiderait dès lors dans le rapport que les textes de chacun entretiennent avec celui qui les lit : le critique, en fin de compte, serait un écrivain, mais un écrivain dont l’écriture n’appelle aucun destinataire – une écriture sans « adhomination », dirait Barthes. L’espace de jouissance propre à l’écriture de l’écrivain est un espace de la réciprocité, de la séduction, où l’écrivain cherche le lecteur « sans savoir où il est[1] », mais sachant qu’il l’attend, tandis que l’espace de jouissance propre à l’écriture du critique est un espace de la solitude, de la rétention, au sein duquel c’est le lecteur-voyeur qui se met en quête de l’écrivain, sachant qu’il est là, mais sachant qu’il ne le regarde pas. S’il ne faut donc pas dénier toute charge heuristique au désir scopique du voyeur, qui n’est ainsi pas totalement passif même s’il ne participe pas au procès qu’il regarde, il ne faut pas non plus penser que le but de sa lecture soit de démasquer l’écrivain, de le confondre au grand jour : il s’agit plutôt de le surprendre tout en faisant comme si l’on n’avait rien vu, au moins jusqu’à la prochaine apparition. Dans ce curieux jeu de cache-cache réside sans doute la « perversité » du lecteur-voyeur – dans le sens barthésien du terme : individu clivé, il sait qu’il lit de la fiction, mais fait comme si c’était de la critique.
On peut dès lors se poser la question : le critique fait-il, lui aussi, comme si ? Fait-il comme s’il ne se savait pas observé, tout en manifestant son désir de l’être ? Le critique est-il, en quelque sorte, un exhibitionniste qui se cache ? C’est ce que donnent à penser certaines déclarations de Barthes. Pour n’en citer qu’une seule, l’on peut se souvenir du colloque de 1977 à Cerisy et de sa réponse à Robbe-Grillet qui identifiait dans les opérateurs du discours barthésien – les « c’est-à-dire », les « ce qui fait que » – des opérations de glissement faisant de lui plus un écrivain qu’un penseur[2] :
En fait, le déroulement ou l’accumulation des explications, ce n’est jamais finalement que l’exhibition des métaphores ; on ne développe pas pour être plus juste, plus vrai, d’expression en expression, on développe pour exhiber des métaphores, c’est-à-dire des bonheurs d’expression […]. On exhibe l’expression comme bonheur et c’est là ce qui est enchâssé à travers ces « c’est-à-dire », « ce qui fait », etc.[3]».
[1] Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 220.
[2] Cette déclaration fait écho à d’autres propos de Barthes, plus anciens : dans le long entretien « “L’Express” va plus loin avec… Roland Barthes », le critique revendique sa volonté d’être véritable écrivain, distinguant alors son écriture de celle des sociologues, des démographes, des historiens, qui « ne mettent pas dans une même phrase deux termes en antithèse » et qui « n’emploient pas non plus de métaphore ou, en tout cas, s’il leur arrive de la glisser dans leurs écrits, ils l’acceptent comme quelque chose de peu clair qui détourne la vérité » (Barthes, Roland, « “L’Express” va plus loin avec… Roland Barthes », Œuvres Complètes. Tome III, op.cit., p. 686).
[3] Robbe-Grillet, Alain, Pourquoi j’aime Barthes, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2009, p. 35. C’est nous qui soulignons.