Cette monstration de l’écriture trahit en quelque sorte le geste critique : l’auteur renonce ainsi à l’exigence de transparence, à l’impérieux objectif de communication, et affiche toute l’étendue de l’opacité de son langage[1]. Mais cela suffit-il au lecteur-voyeur ? Comment peut-il sentir son propre regard désiré par un texte qui, même s’il se donne en spectacle, continue à lui tourner le dos ? Dans son article sur « La critique : ou les stratégies de l’émotion », Frédérique Toudoire-Surlapierre parle bien de ce que Freud nomme la forme narcissique de la pulsion scopique : « Le sujet qui voit l’autre ne se situe pas à sa place, mais il est représenté dans et par l’autre, ainsi l’activité de l’autre lui apparaît comme la sienne propre, et c’est seulement dans cette image qu’il peut se figurer comme désiré[2] ». Le lecteur-voyeur bénéficie ainsi, lui aussi, d’une jouissance de la projection : en observant la valse des différentes apparitions-disparitions de l’écrivain, le voyeur se figure lui-même écrivain – on pourrait même dire plus justement qu’en observant un critique se figurant écrivain, il se figure alors lui-même se figurant écrivain. Le lecteur-voyeur est alors deux fois, ou trois fois, clivé et se répète sans cesse : « je sais que ce n’est pas moi, celui-là que j’observe, mais, comme dirait Barthes, tout de même[3] »… La lecture critique serait toujours aussi, et peut-être avant tout, une lecture tragique, au sens où l’entend Barthes : « Je sais et je ne sais pas, je fais vis-à-vis de moi-même comme si je ne savais pas[4] ». Lire un texte critique, ce n’est pas désirer l’autre, c’est désirer le désir de l’autre dont l’écriture porte la trace ; c’est désirer que ce désir soit le sien, c’est désirer que cette écriture soit la sienne : c’est, à chaque ligne, se dire « je sais que ce n’est pas moi qui aie écrit ce texte que je lis là, mais tout de même… ». Ce phénomène pervers explique peut-être pourquoi l’on a tant reproché aux commentateurs de Barthes de « faire du Barthes » : le texte de Barthes est devenu à nos yeux une fiction, un texte de jouissance que l’on ne peut rattraper
[1] Philippe Roger a ainsi sans doute raison de dire que le « Barthes “critique” s’accorde toutes les blandices que peut prodiguer le style ; et dénudant d’autorité le roman de ses prestiges traditionnels, c’est à lui, critique et écrivain, qu’il tire la précieuse couverture où ne cessent de s’inscrire les arabesques de l’écriture » (Roger, Philippe, Roland Barthes, roman. Paris, Grasset, 1986, p. 291).
[2] Toudoire-Surlapierre, Frédérique, « La critique : ou Les stratégies de l’émotion », Fabula / Les colloques, L’émotion, puissance de la littérature, URL : http://www.fabula.org/colloques/document2339.php, § 5.
[3] L’expression, sous la plume de Barthes, est typique de l’individu clivé : « Beaucoup de lectures sont perverses, impliquant un clivage. De même que l’enfant sait que sa mère n’a pas de pénis et tout en même temps croit qu’elle en a un (économie dont Freud a montré la rentabilité), de même le lecteur peut dire sans cesse : je sais bien que ce ne sont que des mots, mais tout de même… (je m’émeus comme si ces mots énonçaient une réalité) » (Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, op.cit., p. 248).
[4] Ibid.