Recueil des résumés
Alexandre Sannen
(Université de Western-Université libre de Bruxelles)
De la figure à son théâtre :
Empire de l’ekphrasis et configuration barthésienne
dans les Derniers Royaumes de Pascal Quignard
Ce que je goûte dans un récit, ce n’est donc pas directement son contenu ni même sa structure, mais plutôt les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : je cours, je saute, je lève la tête, je replonge. (Roland Barthes)
Les pages sont les théâtres éphémères d’un texte que peuple en actrice l’écriture du langage. Sur la scène que décorent les signes, viennent les figures que se figure le lecteur, mouvantes, atopiques, évanescentes, elles ont pour démiurge sa lecture, pour univers l’expérience. Dans ce vaste auditoire où se joue la fiction, vient une langue nouvelle que créent les émotions, elle longe les signes qui la constituent et s’avance aventureuse vers de plus fortes jouissances. Elle court, elle saute, elle lève la tête, elle replonge. Mais ! La page tourne, et le rideau tombe, et le théâtre murmure, s’éloigne, à la fin du roman de la pièce du poème, voici seul en ses signes : un lecteur barthésien.
Le plaisir du texte est une grammaire de fragments qui conjuguent la lecture. Roland Barthes décline les mouvements de sa liberté sur l’enveloppe impassible que reste le texte. Libre de la structure, cette lecture apporte au tissu les entailles que désire la fabulation. Aux signes alors se mêle l’expérience, en résulte la création d’une langue inédite que des émotions alimentent et figurent. Cette langue nouvelle s’avance et s’amplifie charmée par le plaisir qui mène à la jouissance, et la jouissance à la mort.
« Le Texte est un objet de plaisir » dit-il pensant à Sade, Fourier, Loyola, mais ce texte qu’est-il quand écrit, la figure du lecteur ouvre les pages et, à son tour, construit son théâtre ? Et que devient-elle cette lecture dans ces ekphrasis que décrivent les narrateurs ? Nombreuses sont ces figures de lecteur éparpillées dans les fragments de récits à la fin du XXe siècle. Ils regorgent de ces passages où la lecture est en représentation, de sa création à l’émotion qu’elle suscite jusqu’à la jouissance d’une figure.
Cette communication comparera la grammaire de la lecture selon Roland Barthes et des représentations de lectures romanesques. Déclinée en trois temps, elle portera sur la création d’une langue et les signes de ces émotions qui mènent et le lecteur et la figure vers la jouissance. Et puisqu’il s’agit de célébrer la naissance d’un génie, il s’agit aussi de convoquer un grand talent, c’est pourquoi l’audience, face à des lexies savamment choisies, ira de la lecture selon Roland Barthes vers celles des tomes des Derniers Royaumes de Pascal Quignard, passant du lecteur à la figure, de sa figure à son théâtre.
Alexandre Sannen est doctorant à l’Université libre de Bruxelles et l’Université Western. Ses recherches portent sur le principe de plaisir et les figures hédonistes dans le genre romanesque à la fin du XXe siècle. Il a participé à divers colloques, en Belgique, au Canada, aux Etats-Unis et au Vietnam où il a enseigné l’histoire de la littérature française.
Plusieurs de ses articles sont en cours de publication, notamment sur le désubstantialisation et la logique spectrale
à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.
En 2014, il obtient la Bourse Vanier.
Alexandru Matei
(chercheur associé CEREFREA,
Université de Bucarest / MdC, Université Lumina, Bucarest)
La Délicatesse contre l’engagement.
Barthes en Roumanie
La délicatesse est une des figures du Neutre. Lors du premier cours que Barthes donne au Collège de France, Comment vivre ensemble, la délicatesse apparaît en tant qu’équivalence possible de la discretio bénédictine: une qualité requise par le vivre-ensemble de l’individu, en dehors ou du moins en marge du Pouvoir. La discrétion/la délicatesse est une expression de l’idéal du vivre et de l’écrire chez Barthes: une Cause majuscule, pour reprendre un autre terme du Comment vivre ensemble. Or, bien avant ces réflexions morales, dans les années 1940, alors que Roland Barthes n’était pas encore un écrivain – ni un auteur -, il passe à Bucarest ses premières deux années à titre de personne publique: bibliothécaire, enseignant et finalement directeur de l’Institut français de Bucarest, il vit à la fois des moments d’Histoire et des moments d’intimité: avec discrétion, dans les deux cas. Sa discrétion lui attirera les foudres de ceux qui attendaient de lui, toujours sur le plan de l’Histoire et sur celui de l’intimité, plus d’engagement. Comment peut-on qualifier alors sa dicrétion dans son double exercice, public et privé, et en quoi cette discrétion est-elle responsable d’un relatif oubli de Barthes en Roumanie, aujourd’hui?
Cécile Raulet
(CRAL, EHESS)
« Toute la cuisine de l’émotion » :
l’affect au filtre de l’effet critique
Dans son pamphlet Nouvelle Critique, nouvelle imposture, Raymond Picard avait bien remarqué combien Roland Barthes était pris entre dogmatisme et impressionnisme. Cette tension entre deux pôles de la pratique critique – ainsi que ses résolutions – pourrait être l’une des formes d’un problème central de l’écriture barthésienne : comment dire pour la partager l’émotion née d’une lecture ? Car il y a aussi chez Barthes une véritable défiance vis-à-vis de l’émotion.
Je voudrais pour cette communication montrer que certaines modalités de la création chez Barthes consistent à passer l’affect au filtre de l’effet. Il est question pour le critique de dire l’intensité du monde – de l’expérience du monde, de la lecture – sans que « l’emportement du message » ne gagne le discours, sans que le discours de l’émotion ne prenne l’aspect de cette expressivité à laquelle Barthes s’est opposé.
Cette opposition a été idéologique, mais je voudrais montrer qu’elle fut indissociablement une attitude éthique, à laquelle je donnerais le nom de tempérance – ce mot, marqué, pour désigner à la fois le travail de la distance, de la bonne distance, de la mesure, et la condition pour parler correctement d’une émotion de lecture dans laquelle les sens tiennent grand rôle (en quoi l’émotion n’est pas si éloignée de la jouissance). Je traiterais de cette attitude en m’attachant à certaines mises en pratique de cette tempérance qui ont couru tout au long de l’œuvre de critique littéraire de Barthes, notamment le rapport complexe à l’adjectif pour dire la réalité du monde et la saveur du langage, et l’usage des parenthèses comme d’un paravent qui voilerait la crudité de l’émoi.
Mon travail, portant son attention sur l’écriture de Barthes, se donne pour but de montrer que pour le critique, travailler ses effets ne signifie pas occulter ce qui a fait effet mais lui donner forme. Ce, par un investissement émotionnel particulier du critique dans son texte, dans un jeu de création de pratiques scripturaires toutes personnelles, entre invention et héritage rhétorique. Mettre à distance l’émoi n’est pas l’annuler mais en travailler la forme, pour en accroître la portée : la maîtrise n’exclut pas l’émotion, surtout quand elle vise à transmettre celle-ci par les voies du langage – à mettre en partage une expérience de lecture indissociablement langagière et sensible. Par contre, cette mise à distance permet de détourner l’image et les signes de cette émotion, de déjouer l’hystérie que pourrait revêtir l’expression de ce qui é-meut la plume du critique.
Cécile Raulet, Centre de Recherches sur les Arts et le Langage, EHESS :
Dans la continuité d’un mémoire de Master sur le même thème, je prépare actuellement une thèse sur « L’ethos du critique littéraire » à l’ EHESS sous la direction de Philippe Roger.
Dans le cadre de cette préparation de thèse, je suis intervenue dans le cadre du séminaire de Philippe Roger avec une communication intitulée « “Il y a une responsabilité de la forme” : éthique critique de Roland Barthes », et dans un colloque sur « La théorie aujourd’hui » (septembre 2014), en me demandant « Comment décrire l’éthos du critique littéraire ? », à partir du texte « La rature » de Barthes, postface aux Corps étrangers de Jean Cayrol (tome II des Œuvres Complètes de 2002). Enfin, en ligne, un article sur les « Devenirs critiques de Jean-Pierre Richard » ( http://www.cahiers-ceracc.fr/raulet.html ), qui travaille également l’idée d’un éthos du critique littéraire.
[à propos de ma thèse :
Permettant de penser une conjonction du contenu et de la formulation, l’ethos considéré dans une acception élargie – ce dont vient le discours et ce qui en naît –, s’avère être une notion unifiante pour décrire ce qui transparaît du critique dans et par son texte, la résolution équilibrée et singulière d’une tension entre reprise, variation et invention, entre discours savant et création littéraire. C’est principalement l’écriture (imaginaire de soi et rapport au langage), les effets critiques, de Roland Barthes qui sont au centre de cette étude qui vise à s’interroger sur les formes que peut revêtir l’esprit critique en exercice.]