Recueil des résumés

Codruta Morari
(Wellesley College, Massachussets)

cmorari@wellesley.edu

Le Cinéma comme « festival d’affects » :
Barthes et le septième art

Cette communication se propose d’explorer les affinités cinématographiques de Roland Barthes à la lumière de sa contribution aux études cinématographique françaises et surtout anglo-américaines. On reconnaît trois filières barthésiennes dans l’histoire de la discipline. Il y a d’abord la collection, assez mince, de textes sur l’art du film, comprenant quelques critiques cinématographiques ou des applications au cinéma de sa méthodologie sémio-textuelle. Il y a surtout l’impact de la phase sémiotique qui avait précipité en France l’école sémiologique du cinéma de Christian Metz et Raymond Bellour, avant de motiver l’institutionnalisation académique du cinéma en Angleterre (la revue Screen) et aux Etats-Unis. Toujours est-il que l’héritage de Barthes pour les études cinématographiques contemporaines réside dans une troisième filière, qui repose sur les concepts d’affect, de plaisir et d’expérience subjective au cœur de ce qu’on appelle « affect théorie ». Le paradoxe de ce tournant est que les concepts mobilisés n’ont pas été développés dans l’étude du cinéma, mais dans l’exploration de la photographie, de la musique ou de la littérature. La correspondance entre La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973) et Fragments d’un discours amoureux (1977) est aussi frappante qu’inattendue. Cependant, l’attente, l’angoisse, la jouissance ou la souffrance exacerbées, presque théâtrales, d’Alexandre, le héros du chef-d’œuvre d’Eustache, trouvent leurs correspondants les plus fidèles dans les ruminations et réverbérations méditatives des Fragments. Cet exemple témoigne d’une affinité intime entre l’écriture du Barthes du Plaisir du texte, des Fragments et de La Chambre Claire d’un côté, et les ressorts affectifs de l’expérience cinématographique. On a raison d’être surpris par un si riche parallélisme, étant donnée la résistance exprimée par Barthes à l’égard du septième art qu’il définit dans Roland Barthes par Roland Barthes comme un « festival d’affects ». Expérience subjective, émotion accablante, le cinéma ne se laissait pas expliquer par une « rhétorique des plans et cadres », résistant à l’intuition analytique de Barthes, si efficace dans l’étude des textes littéraires. Mais c’est précisément cet excès d’affect, si évident durant la projection et « à la sortie du cinéma » pour reprendre le titre de son fameux article, qui a justifié le tournant vers le subjectif, l’expérientiel et le sensoriel. Cette communication examinera les interstices et les paradoxes de ce tournant.

Codruța Morari est Maître de conférences à Wellesley College, Etats-Unis, où elle enseigne la théorie et l’histoire du cinéma français. Elle est titulaire d’une thèse de doctorat en études cinématographiques (Université de la Sorbonne Nouvelle, 2008) et l’auteur de The Maniacs of Truth: French Auteurs beyond the Nouvelle Vague (à paraître en 2015, University of Minnessota Press).

 

 

Dominique Rabaté

“Que reste-til du Plaisir du texte ?”

Relire aujourd’hui Le Plaisir du texte, c’est certainement interroger ce qui date le livre, ce qui en reste aussi la force de déplacement au début des années 70 et pour la suite de l’œuvre de Barthes. Sans révérence, il s’agira donc de se demander ce qui nous est toujours utile et nécessaire dans les notions de plaisir et de jouissance pour penser l’émotion littéraire.

Dominique Rabaté, essayiste et critique, est professeur de littérature française à l’Université Paris 7. Membre senior de l’Institut Universitaire de France, il dirige la revue Modernités, et une collection chez Classiques Garnier. Il a écrit de nombreux livres : sur des Forêts, Quignard, NDiaye, sur le roman et le récit au vingtième siècle, ou le sujet lyrique. Derniers titres parus chez Corti : Le Roman et le Sens de la vie, en 2010, et Gestes lyriques en 2013, et la co-direction du Cahier de l’Herne Blanchot en 2014.

 

 

Fanny Lorent
(FNRS – Ulg)

fanny.lorent@ulg.ac.be

Le lecteur de Barthes : jouisseur du judas ?

« Comment prendre plaisir à un plaisir rapporté (ennui des récits de rêve, de parties) ? Comment lire la critique ? »[1]. Barthes s’interroge en ces mots, dans Le plaisir du texte, à propos du plaisir que le lecteur peut rencontrer face à un texte critique. Si Barthes a beaucoup écrit sur les possibles liens – érotiques ou non – unissant texte littéraire et texte critique, « écrivain » et « écrivant » – dont le second est toujours lecteur du premier –, il faut en effet attendre 1973 pour qu’il considère les rapports « pervers » qui existent entre l’œuvre théorique et son lecteur : comment jouir d’un texte critique ? Quelle jouissance peut connaître ce lecteur au cube qu’est le lecteur, non du discours, mais du « discours sur » ? « Un seul moyen » dit Barthes : désaxer son regard, déboiter sa vision. Refuser de se faire « le confident » de la parole du critique, mais, au contraire, s’en faire « le voyeur »[2] – jouir en oblique du plaisir de l’autre, pourrait-on dire. Le lecteur-voyeur épie un plaisir-autre : il assiste clandestinement à une rencontre amoureuse entre un auteur et un autre lecteur que lui. Se constituant en regardeur du spectacle d’un « c’est cela pour moi ! »[3] d’un lecteur-autre, il jouit en fait – si l’on veut décliner la formule de Barthes – d’un « c’est cela pour lui ! ».

Nous voudrions poursuivre la réflexion de Barthes en emboitant le pas d’un de ses plus célèbres voyeurs : Alain Robbe-Grillet, qui pendant près de trente ans, a été un lecteur attentif et fidèle des textes du critique. Selon lui, quel « espace de séduction » le texte critique offre-t-il ? Comment s’organise ce « rapport amoureux », ce « contact affectif » entre son lui-lisant et ce « personnage-œuvre, ce texte-personne, ce texte-corps »[4] qu’est le texte barthésien ? Si, du texte de jouissance, l’on peut « seulement parler en lui, à sa manière, entrer dans un plagiat éperdu »[5], comment Robbe-Grillet, écrivain d’un tel texte, pris dans un curieux jeu de miroir, lit-il cette critique jouissive qui réverbère à l’infini son œuvre ? Ces questions ouvrent d’autres perspectives : la lecture du texte critique serait-elle jouissance des jouissances – plaisir dérobé, abyssal, sans cesse décuplé ? Et peut-être : que ce couple exhibitionniste-voyeur nous apprend-il au sujet de notre propre présence au texte de Barthes ?

Je suis actuellement aspirante FNRS à l’Université de Liège (service de « Littérature française des XIXe-XXIe siècles et Sociologie de la littérature »), où je mène des recherches portant sur la théorie littéraire des XXe et XXIe siècles et particulièrement sur la revue et la collection « Poétique ». Mon premier livre, une version remaniée de mon mémoire de master désormais intitulé Barthes et Robbe-Grillet. Un dialogue critique, sortira aux Impressions Nouvelles en février 2015.

[1] Roland Barthes, Le plaisir du texte, dans Oeuvres complètes. Tome IV. Paris, Seuil, 2002, p. 228.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 226.

[4] Alain Robbe-Grillet, “Pourquoi j’aime Barthes” dans Pourquoi j’aime Barthes. Textes réunis et présentés par Olivier Corpet. Paris, Christian Bourgois éditeur, 2001, p. 17.

[5] Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit., p. 228.

 

 

Frédéric Sounac
Université de Toulouse Jean Jaurès

19 rue Esmangard, 33800 Bordeaux (France)
0033 (0)6 82 45 36 31
fredericsounac@aol.com

Fragments d’une jouissance sonore :
expérience musicale et sexualité chez Roland Barthes

Dans le corpus relativement limité des textes que Barthes a directement consacrés à la musique, reflets d’une pratique régulière de chanteur et de pianiste amateur, on remarque une insistance sur la capacité du musical (en tant que sémiose opposée au verbal) à court-circuiter le plan du signifié pour émouvoir directement le corps. La « signifiance » musicale, maintes fois présentée, contre les arrogances du verbal, comme une sorte d’idéal de la relation esthétique, s’apparente simultanément à un forçage, une transgression : c’est la « folie », encore hoffmannienne, de « toute musique », mais aussi et surtout les fameux coups, à la fois brutaux et désirables, qu’administrent selon Barthes les Kreisleriana de Schumann. Expérience libératrice, brisant le cercle carcéral d’un langage qui est aussi le seul métalangage, la musique n’engage pas moins l’auditeur, paradoxalement, sur le chemin d’une soumission consentie et d’une jouissance somatique extrême. On se propose d’analyser la manière dont le discours extrêmement intuitif et exemplairement « amoureux » sur la musique, chez Barthes, fonctionne comme le lieu d’énonciation implicite, voire cryptique, d’une sexualité privée d’expression simple. On supposera ainsi une relation éclairante entre les textes sur la musique (ou l’évoquant de manière plus incidente) avec les écrits les plus intimes, dans lesquels se dit allusivement – mais se réprime bien davantage – le récit de la jouissance homosexuelle. La véritable « érotique musicale » élaborée au fil des années par Barthes, qui conditionne à l’évidence certains de ses engouements ou de ses rejets en matière d’interprètes, peut ainsi s’envisager, si l’on pousse l’hypothèse, comme un substitut de journal intime. Plus sans doute que de Proust ou même de Gide, auquel on l’associe souvent du point de vue musical, Barthes se montre ici l’héritier direct, ce qui peut-être n’a pas encore été assez souligné, d’un Thomas Mann dont « l’ironie érotique », éternel paravent d’une scène homosexuelle impossible à écrire, fusionne avec une symbolique musicale extrêmement élaborée.

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et du Conservatoire de Paris, Frédéric Sounac est Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, où il se consacre principalement à l’étude des relations entre littérature et musique. Co-organisateur de nombreuses manifestations scientifiques dans ce domaine, il est également auteur de pièces de théâtre musical. Rédacteur de programmes pour l’Orchestre de Paris et la série « Grands Interprètes » de la Halle aux grains de Toulouse, il est depuis 2001 un partenaire régulier de la pianiste Maria João Pires, à l’occasion de projets artistiques et pédagogiques au Portugal, en France et en Belgique.

Principales publications :

Modèle musical et composition romanesque, genèse et visages d’une utopie esthétique, Paris, Classiques Garnier, 2014.

La Mélophobie littéraire (dir) – Revue « Littératures » n°66, Presses Universitaires du Mirail, 2012.

Musique et Littérature I : poétique des formes, poétique des discours (dir, avec N. Vincent-Arnaud), Revue « Champs du signe » n°30, Presses Universitaires du Sud, 2012.

Musique et Littérature II : poétique de l’ostinato (dir, avec N. Vincent-Arnaud), Revue « Champs du signe » n°31-32, Presses Universitaires du Sud, 2012.

Dictionnaire encyclopédique Richard Wagner, sous la direction de Timothée Picard, Actes Sud, 2009. Entrées synthétiques : « Richard Wagner et l’Italie » (réception dans la société, la littérature et les arts), « Richard Wagner et la Russie » (idem), « Richard Wagner et le monde hispanique (idem). Notices : « Boïto », « Svevo », « Carducci », « Mujica Lainez », « Tchoulkov », « Bielyi », « Carpentier », « d’Annunzio », « Pirandello », « Tolstoï », « Wyspianski », « Blok », « Ibsen », « Strindberg »

Les Relations musique-théâtre : du désir au modèle (dir, avec M. Plana). L’Harmattan, 2007.

Agnus Regni, histoire tragique, encore que sensuelle et farcesque, de Grégorius Maximilien Lehcar, roman. Délit Éditions, 2009.

 

Roland Barthes