Marin Čiković
(Université de Zagreb,
Département des langues romanes,
Langue et littérature françaises) Master 2
L’Histoire – pourquoi faire ?
La société postmoderne se caractérise comme un tissu hétérogène, propense à mettre en question tout ce qui l’entoure. Ainsi, les concepts historiques, philosophiques et éthiques sont-ils incessamment confrontés à de différents rapports au Réel qui, lui, les constitua à travers l’histoire en tant que phénomènes universels. La question qui, suprenamment, ne se pose qu’en cas de difficultés identitaires au sein d’un certain système conceptuel est la survie de l’Histoire textuelle, ce qu’elle est en première ligne. Dans son Discours de l’histoire, Roland Barthes n’est pas susceptible de se priver de l’idée sur l’Histoire sous forme de texte, devenant dépourvu de signification à travers l’intervention des signes du langage ce qui est à noter dans toutes les histoires ou les présentations d’une certaine culture. Dû à ce fait, l’écriture sur les pratiques et les événements culturels ne peut plus être aperçue comme une prise de notes de manière objective. Produit de l’écriture, la signification de l’Histoire se dissipe : elle ne devient qu’un texte ressemblant à une surface bien polie, un assemblage de signes – l’Histoire ne documente plus le Réel, mais elle produit l’incompréhensible.
La thèse de Barthes renvoie clairement à la conception de l’Histoire rédigée par Hayden White qui nie toute existence de l’Histoire en tant qu’elle-même : il propose le concept d’une discipline qui irait au-delà de l’Histoire se rapprochant de la métafiction ou bien de la métanarration – il s’agit de la métahistoire, une des philosophies de l’histoire traîtant des principes qui mènent au développement historique; ce rapport, elle le constitue à travers les narrations étant à l’origine de ce procédé. La thèse de White demeure ainsi dans le même champ abstrait que la pensée de Barthes – une histoire objective n’est qu’un tissu de différentes impossibilités, une illusion. Les divagations de l’Histoire sont surtout à se présenter dans une approche dialectique : le discours historique et la narration sur les événements ne représentent aucune différence entre eux-mêmes et leurs traits communs peuvent être discernés au sein de tout texte littéraire.
La métahistoire pose donc tout un éventail de questions sur le pouvoir de représenter, sur l’influence idéologique sur la narration et – ce qui constitue le noyau de la théorie de Barthes – sur l’acte d’écrire. Louis Althusser s’aperçut lui aussi à quel point la vie culturelle et historique s’entrelace dans le concept idéologique qui, en outre, ne serait pas seulement à l’origine des moyens et des façons de contextualisation, mais règlerait également la dissipation ainsi que l’authentification du sens dans le cadre social. L’idée de jouissance, conçue chez Barthes comme un but surtout critique, aurait pour prémisse le recul du sens étant devenu secondaire à cause de la vacuité des signes, leur impossibilité de se représenter en dehors d’un système conventionnel – et alors arbitraire – de représentation qui les produisit en ne s’éloignant point de sa propre logique culturelle. Ainsi, est-ce la jouissance elle-même qui fait vaciller l’Histoire textuelle et ses propositions.
Bibliographie :
- Barthes, Roland (2002) : Œuvres complètes – Le Discours de l’histoire. Éditions du seuil, Paris.
- Barthes, Roland (2002) : Œuvres complètes – L’Empire des signes. Éditions du seuil, Paris.
- Barthes, Roland (2002) : Œuvres complètes – L’Effet de réel. Éditions du seuil, Paris.
- White, Hayden (1975) : Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Johns Hopkins University Press ; Reissue edition, Baltimore.
- White, Hayden (1990) : The Content of the Form : Narrative Discourse and Historical Representation. Johns Hopkins University Press, Baltimore.
Nenad Ivić
(Université de Zagreb)
Jouir de penser
Noémie Christen
(Université de St-Gall)
Roland Barthes de l’indice à l’icône
Il était protestant. Il faisait du piano. Il parlait du désir. Il écrivait.[1]
La critique a bien décrit la façon rétive et soupçonneuse avec laquelle Barthes s’est adonné à ce qui le tentait. La photographie comme l’écriture de soi, objets désirés et sans cesse repoussés, trouvent ainsi une place privilégiée dans les textes de la dernière période, le déploiement subjectif de son œuvre critique coïncidant avec un développement au sens photographique du terme. Or nous faisons l’hypothèse que ce parcours s’accompagne d’une quête intime d’ordre spirituel, nourrie de nombreuses références syncrétiques à des traditions religieuses très éloignées.
L’attitude de méfiance initiale du théoricien à l’égard de l’image argentique – iconoclasme caractéristique des années structuralistes – coïncide en effet avec un rapport distant à la confession qui renvoie à un premier Barthes fortement marqué par une éducation protestante dont la fascination mimétique pour le journal et la personne d’André Gide est l’un des premiers symptômes. L’ascèse du style barthésien, dans son refus premier de déborder vers la subjectivation, tourne longtemps autour d’un « je » problématique qui rappelle le principe janséniste de Pascal affirmant que « le moi est haïssable ». Nous suivons la dérive d’un sujet paradoxal « présent absent » qui, tel le phénix, ne cesse de renaître de ses cendres dans un style fortement marqué par le régime de l’indice.
S’ensuit pourtant une rencontre de Barthes avec l’œuvre d’Ignace de Loyola et la tradition catholique jésuite dans Sade, Fourier, Loyola qui joue selon nous le rôle de court-circuit et de tournant vers l’image. A partir de cette lecture et jusque dans La Chambre claire, Barthes semble inaugurer une relation inédite à l’image, qui élira plus précisément la photographie comme objet de réflexion. Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes exprime dans un langage mystico-amoureux la révélation que constitue l’épisode de la rencontre amoureuse, signe selon nous de cette double conversion subjective et photographique suggérée par la comparaison avec l’illumination de St-Paul dans le désert : « je suis fasciné par une image »[2]. La Chambre Claire, ultime étape de ce parcours, dessine l’idéal d’une image acheiropoïète, « non faite de main d’homme », typique de l’époque byzantine. Prenant appui sur le Suaire de Turin, à savoir la plus controversée des icônes de l’époque contemporaine, Barthes propose l’idée que la photographie tisse des rapports profonds avec la résurrection.
Notre analyse propose de suivre les différentes étapes de cet itinéraire sinueux qui mènent Barthes à la « révélation » de La Chambre claire sous la forme du passage de l’indice à l’icône.
Noémie Christen est chargée de cours et assistante à l’Université de Saint-Gall en Suisse. Elle rédige actuellement une thèse de doctorat sur Le moment photographique des années 80 (portant notamment sur le dernier Roland Barthes et Hervé Guibert), sous la direction du professeur Vincent Kaufmann. En parallèle, elle a participé à divers projets de recherche ayant trait aux médias de l’image notamment pour l’Office fédéral de la culture. Elle a publié en outre des articles sur les écritures à la première personne, notamment sur l’œuvre de Blaise Cendrars, Serge Doubrovsky ou Hervé Guibert.
[1] Barthes, Entretien « A quoi sert un intellectuel ? » (Le Nouvel Observateur, 10 janvier 1977), in Œuvres complètes, Eric Marty (dir.), Seuil, Paris, t. V, p.366.
[2] Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, op.cit, p.234.
Tatsiana Kuchyts Challier
(Université Grenoble-Alpes)
Barthes et Lacan : apologistes du délire ?
Des mots-sillons à j’ouïs-sens :
la création comme sub-version de la vérité
D’où surgit la création, qu’apprend-elle au lecteur qui la « désire » ? Si elle est une forme symbolique donnée à l’émotion qui l’engendre, si elle est gardienne des maux métaphorisés en mots – sillons où, en termes lacaniens, « se ravine » la vérité du sujet –, elle est aussi leur subversion. Agi par l’émotion qui se coule en écriture, le je écrivant tente de donner forme à une vérité qui l’habite ; tombant sous les effets du langage, le lecteur cherche à tirer au clair cette vérité ; les deux ne manquent jamais de produire ce que Lacan appelle l’a-chose. À l’idée lacanienne de l’immanquable absence de l’objet a du discours à l’endroit même où il tient sa place (D’un discours qui ne serait pas du semblant) fait écho celle de Barthes qui énonce le sujet comme « un vide autour duquel l’écrivain tresse une parole infiniment transformée […], en sorte que toute écriture qui ne ment pas désigne, non les attributs intérieurs du sujet, mais son absence » (Critique et vérité). D’où la conception de l’écriture – par Lacan et par Barthes – comme jouissance fondée sur l’impression d’ouïr Le Sens de l’œuvre et son inéluctable erreur mettant l’exégète dans le jouis-sans, dès lors qu’il croit trouver la trace de la vérité communiquée par le langage de l’œuvre dans sa valeur purement référentielle.
Si toutes les interprétations se résument au j’ouïs-sens, lequel est toujours un jouis-sans, s’il est impossible d’accéder à la vérité du sujet, convient-il pour autant de conclure à l’impasse de toute critique, à l’absurdité de toute tentative de « dé-lire » une œuvre ? Quand Lacan affirme que « la vérité ne peut que se mi-dire » – ce qui postule l’impossibilité de la découvrir in fine –, Barthes modère son propos par l’hypothèse d’une lecture plurielle : « une lecture “vraie” […] serait une lecture folle […] en ce qu’elle percevrait la multiplicité simultanée des sens […] », dit-il dans Essais Critiques IV, appelant à dire adieu à l’idée de la capacité de la science littéraire d’enseigner Le Sens, reconnaissant l’un-des-sens de la lecture – à fortiori intimiste – comme une sub-version de la vérité de l’œuvre, voire du je l’ayant écrit : celle qui se loge au-dessous de la signification immédiate de la lettre faisant le littoral entre la jouissance et le savoir, livrant au lecteur qu’elle n’est jamais qu’une supposition.
Tatsiana KUCHYTS CHALLIER est Docteur en Lettres et Arts associé à l’équipe de recherche TRAVERSES 19-21 (Université Stendhal Grenoble-3, France). Sa recherche visant l’étude du processus créateur, elle travaille sur le lien de la psychanalyse et du théâtre, notamment celui francophone s’inscrivant dans l’époque de la « crise de représentation ». Auteur de la thèse « La passion/répulsion de la famille dans l’œuvre d’Arthur Adamov », elle se consacre à la valorisation de l’héritage de cet écrivain.
Thomas Clerc
(Université Paris Ouest Nanterre La Défense)
La chambre claire, l’est-elle autant que ça ?
Tomislav Brlek
(Université de Zagreb)
Roland Barthes : écrilecture avant et à la lettre