Fanny Lorent
“Le lecteur de Barthes : jouisseur du judas ?” Pdf ( 665 KB )
“Le lecteur de Barthes : jouisseur du judas ?”
C’est devenu banal de le dire : Barthes a été l’un des premiers à sortir le lecteur du mépris – ou du moins de l’ignorance – que lui portaient, depuis un temps considérable, tant la critique traditionnelle que le structuralisme. Dès 1968, il conclut en effet son article « La mort de l’auteur » d’une phrase désormais célèbre – « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur[1] » – inaugurant une longue période de réflexion sur ce que Barthes nomme lui-même « une théorie de la lecture », « c’est-à-dire un ensemble de réflexions qui considèrent le lecteur comme vraiment le sujet de l’acte de lecture[2] » – vaste terrain que les « derniers » structuralistes allaient, en fait, à peine explorer[3]. Il s’intéresse ainsi de plus près à la question de la lecture dans S/Z[4], et, déjà, dans Sade, Fourier, Loyola, en 1972, il voit dans la lecture le lieu même du plaisir[5]. Un an plus tard, cette idée constituera alors le centre du Plaisir du texte, petit livre qui a donné naissance à de grands malentendus – Éric Marty va même jusqu’à déclarer, dans la présentation du quatrième tome des Œuvres Complètes, que la notion de plaisir est sans doute celle qui a été la moins bien comprise de toute l’œuvre de Barthes. Ce texte nous intéresse ici dans la mesure où il témoigne d’une sorte de « climax » théorique dans la pensée de Barthes, en amorçant une réflexion autour des modalités du plaisir que peut ressentir le lecteur, non plus seulement devant un texte de fiction, mais aussi devant un texte critique : « Comment prendre plaisir à un plaisir rapporté (ennui des récits de rêve, de parties) ? Comment lire la critique[6] ? », telles sont les questions posées dans l’un des fragments dont se compose le livre. Ces interrogations concilient alors d’anciennes préoccupations de Barthes –
[1] Barthes, Roland, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes. Tome III, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 45.
[2] Barthes, Roland, « Réponses », Œuvres complètes. Tome IV, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 1016.
[3] Richard Saint-Gelais résume bien la situation dans son article « Les théories de la lecture » : « C’est-à-dire que, si les structuralistes ont congédié l’auteur (en tant que garant du sens du texte, voire en tant qu’origine de ce dernier), ils ne faisaient pas une plus grande place au lecteur. Bien au contraire, car celui-ci, siège de toutes les illusions (à commencer par la célèbre “illusion référentielle”), ne saurait entrer en ligne de compte sans menacer, en raison de sa subjectivité, la rigueur de ce qui s’est voulu, un temps, une Science du Texte » (Saint-Gelais, Richard, « Les théories de la lecture : défis et questions », Québec français, n°135, automne 2004, pp. 28-29). Néanmoins, Barthes ouvre la voie aux importants travaux de Michel Charles, Philippe Hamon, Michael Riffaterre, pour ne citer qu’eux.
[4] Dans ce livre, Barthes se penche sur ce qu’il nomme la « voix du lecteur » : « Par quoi l’on voit que l’écriture n’est pas la communication d’un message qui partirait de l’auteur et irait au lecteur ; elle est spécifiquement la voix même de la lecture : dans le texte, seul parle le lecteur (Barthes, Roland, S/Z, Œuvres complètes. Tome III, op.cit., p. 245).
[5] Voir à ce propos notamment la préface de Sade, Fourier, Loyola, dans laquelle Barthes écrit : « Rien de plus déprimant que d’imaginer le Texte comme un objet intellectuel (de réflexion, d’analyse, de comparaison, de reflet, etc.). Le Texte est un objet de plaisir » (Barthes, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Œuvres complètes. Tome III, op.cit., p. 705).
[6] Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, Œuvres complètes. Tome IV, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 228.